Œuvre sélectionnée pour le projet « Composing Sonic Futures » du Spatial Sound Institute.

Pour écouter : https://spatialsoundinstitute.com/P_Composing-Sonic-Futures

Essai original accompagnant l’œuvre :

 Listening to Lost Utopias explore le temps comme non-linéaire et informe, invitant à réfléchir l’utopie à la fois comme un avenir toujours en attente et comme un espace lointain, impossible à trouver, voire même comme un « non-endroit ». L’œuvre navigue entre les contradictions et les aspects troublants de l’utopie (notamment la question de l’utopie de qui domine et à quel prix), tout autant qu’elle reconnaît son pouvoir attractif.

 Un endroit éloigné de la région de Kufra dans le désert Libyque sert d’inspiration et de nœud pour ces explorations. À cet endroit sur la plateforme de partage du son Freesound.org, j’ai trouvé 128 fichiers audio géotagués aux exactes mêmes coordonnées sur la carte sonore mondiale. Curieusement, les sons n’ont aucun lien audible avec l’endroit où ils ont été géolocalisés par leurs contributeurs/contributrices. Ils vont d’enregistrements de rues urbaines à des programmes radio en passant par des extraits de sons de batterie, des effets sonores, et plus encore. En correspondant avec les contributeurs/contributrices qui ont téléchargé ces sons en ligne, j’ai réalisé que les fichiers audio proviennent de partout dans le monde : de Thunder Bay, Ciudad del Este, Pretoria, New York, Zagreb, etc. Mais la raison pour laquelle ces fichiers ont fini par être géolocalisés dans le milieu du désert reste obscure.

Afin d’en apprendre davantage sur ce point dans le désert, j’ai fait des recherches sur les pratiques historiques de cartographie et les expéditions dans le désert du début du 20e siècle, alors que le désert Libyque figurait encore comme un espace principalement vacant sur les cartes européennes. Attiré par des imaginaires d’oasis perdues, des explorateurs et exploratrices européen.n.e.s ont fantasmé sur ce qui pourrait les attendre dans les vastes étendues du sable. Au fil de leurs voyages, ils et elles ont de plus en plus cartographié le territoire. Ce faisant, une attitude coloniale a servi à instrumentaliser les connaissances locales, forçant temps et espace dans le cadre de référence de la cartographie Occidentale. La vacuité supposée des régions non-cartographiées a servi à la fois de toile pour la création d’imaginaires fantastiques et de justification pour des revendications territoriales. Face à un tel bagage historique, comment le point désigné sur la carte sonore de Freesound où s’empilent des fichiers audio du monde entier peut-il à la fois référer aux et compliquer les notions d’utopie ?

Comme réponse à cette question, dans une ère hyper-médiatisé, j’offre une fiction sonore de la fameuse oasis perdue, Zerzura. Cet endroit mythique fit l’objet de nombreuses explorations dans le désert et de la création du « Zerzura Club » en 1930, bien que son emplacement n’ait toujours pas été découvert. De façon provocatrice, je suggère que le point sur la carte de Freesound.org pourrait indiquer Zerzura, et que les sons qui y sont géotagués pourraient constituer son paysage sonore. Cependant, plutôt que d’imaginer littéralement ce lieu mythique, Listening to Lost Utopias crée une déformation spatiale et temporelle qui jongle avec l’idée d’utopie.

J’ai composé la pièce en utilisant chacun des 128 fichiers audio et en les transformant à l’aide d’instruments d’échantillonnage que j’ai créés avec l’application SuperCollider. Grâce à l’utilisation de la technique de synthèse granulaire et à des modulations de la vitesse de lecture, je fais jouer l’ensemble des 128 fichiers en l’espace de quelques secondes alors qu’au même moment, je fais prolonger des extraits de fichiers individuels d’une durée allant d’une fraction de seconde à un temps potentiellement illimité. Les fluctuations sonores sont déterminées en partie par les métadonnées des fichiers (par ex., l’heure et la date où ils ont été téléchargés) répertoriés sur Freesound. En travaillant avec ces fichiers provenant de partout et en faisant des transformations temporales extrêmes, je crée une utopie sonore au sens littéral du terme – un « non-endroit », un lieu impossible – mais qui est basée sur les données de gélocalisation précises associées aux fichiers.

Cette « utopie sonore » met en dialogue la technologie GPS moderne et sa prétendue précision avec l’emplacement inconnu de Zerzura et les tentatives historiques pour la retrouver. Elle questionne comment l’idée d’utopie provoque la quête pour l’inatteignable – ou l’inexistant – que ce soit à travers la rêverie pour un ailleurs ou pour un temps futur (ou passé). Elle interroge la manière dont ce genre de quête continue d’exister et avec quels effets. Si les explorateurs et les exploratrices européen.n.es du passé ont imaginé une fantaisie utopique à travers leur découverte projetée de Zerzura, alors comment un tel passé s’incrit-t-il dans nos imaginaires futurs? Comment l’entendons-nous résonner dans le futur? Et quels problèmes cela soulève-t-il? Je pense notamment aux cadres, aux suppositions, aux idéalisations, et aux perspectives limitées dont nous héritons et que nous portons avec nous – comment ces éléments limitent-ils notre compréhension de l’utopie et de l’avenir?

En travaillant avec cette collection accidentelle de sons, avec l’idée d’utopie, et avec l’histoire de l’exploration et de la pratique cartographique dans le désert Libyque, je me pose ces questions et d’autres encore. Je m’interroge sur ma propre position quant à ces sons et à cette région du monde, alors que la seule connaissance de la région que j’aie provient de textes, de cartes et de médias de langue anglaise et française. Ma perspective est déjà façonnée par l’histoire du colonialisme que je cherche à critiquer.

Je me demande comment ce point dans le désert et les fichiers audio géolocalisés pourraient être utilisés pour examiner les questions de justice spatiale et temporelle. Quels imaginaires du futur se retrouvent propagés? Ceux de qui? Et dans quels milieux? Quels autres imaginaires taisent-ils? Le futur est-il un espace vide, propice à la fantaisie, comme le désert l’était pour les explorateurs et les exploratrices européen.ne.s? Ou est-il plein de quelque chose? Est-il déjà rempli de sons? Si c’est un espace vide, qui prétend qu’il en est ainsi? S’il est plein de sons, quels sont-ils? Est-ce qu’ils existent selon leurs propres termes, ou sont-ils des projections? S’il s’agit de projections, de qui sont-elles? Moi? Vous? Ils/elles? Nous?

Listening to Lost Utopias est une tentative de composer un ensemble de questions sans réponse sur la façon dont un futur sonore est imaginable et sur les tensions que cet imaginaire pourrait impliquer. Je qualifie le paysage sonore de Zerzura comme provocateur. Mais il s’agit plus précisément du paysage sonore des questions et des problèmes que la chasse à Zerzura soulève.

 

* À Noter : Listening to Lost Utopias est une nouvelle œuvre à deux canaux basée sur les fichiers audio et les recherches effectuées dans le cadre de mon projet d’installation sonore à huit canaux Sounding Desert Utopias.

Un grand merci aux contributeurs et aux contributrices des fichiers audio sur Freesound.org, et au Spatial Sound Institute.

Année: 2020

Rôle: Artiste/Compositeur